SÉJOURS / 2019+2022
Séjours
Séjourner. Demeurer pour un temps dans un lieu. Séjour de plaisance. Séjour forcé. Le séjour peut être à la fois introspectif, festif, curatif ou coercitif. Un séjour prolongé en dehors de notre espace naturel engendre toujours des ajustements, provoque, nous amène tout entiers à la surface de nous-mêmes, pour le dire avec Camus. Bref, le séjour transforme.
Les tableaux d’Alexis Lavoie ont toujours semblé se construire dans un rapiècement d’images se liant dans l’acte de peindre. Des éléments disparates faisant appel à la fête, à la mort, à la sexualité, à l’enfance, au quotidien, se côtoyant dans des espaces picturaux éclatés, ou alors dans des compositions scénographiées, cloisonnées ou en ruines. La matière picturale déjouant la simple représentation et participant à la création de constructions narratives ambiguës et dystopiques. La toile devenant un espace conceptuel. Un terrain de jeux où les limites de ce qui est figurable semblent constamment repoussées, révélant du même coup le plaisir de peindre, une prouesse technique, mais aussi un regard résolument critique sur notre mode de vie. Le geste et l’empreinte matérielle évoquant à la fois la sensualité dans sa corporalité, et la retenue dans le contrôle de la forme peinte. Alexis Lavoie s’éloigne de ce modus operandi avec Séjours, qui s’immisce au plus près de la vie de l’artiste et trouve sa source dans une cueillette d’images et de prises de vues réalisées plus ou moins illicitement dans le milieu hospitalier où il a travaillé pendant plus de 15 ans.
Ainsi, Alexis Lavoie a eu gré de déambuler dans l’hôpital durant plusieurs heures. Cette errance devenue coutumière a indéniablement teinté son regard, d’autant plus que l’établissement était spécialisé dans les soins pédiatriques. Sa propre enfance ayant été marquée par de fréquents séjours à l’hôpital, cette donnée biographique résonne au-delà de la simple anecdote. Elle informe sur la création de son imaginaire iconographique. Mannequins, prothèses, matériel d’examen ou de formation thérapeutique ont été isolés afin d’être photographiés. Traités comme des natures mortes, les éléments ont été détournés et mis en scène. La transgression de leur fonction ayant lieu sur place, l’étrangeté de la juxtaposition s’en trouve amplifiée. Elle est concrète, elle s’est produite. L’artiste, qui a l’habitude de travailler avec des images trouvées, déjà médiatisées, choisit ici de s’impliquer dans la création des images sources. Vilém Flusser, dans son ouvrage Les gestes, fait le constat que le sujet photographiant est inclus dans la scène photographiée. Cela confère une dimension réflexive à ce geste en mettant en place un nouveau type d’intersubjectivité. La photographie offre à la fois un regard sur le monde et une transformation du monde. Elle convoque une situation.
Séjours, c’est un télescopage entre l’univers peint de l’artiste et la réalité matérielle du monde médical, télescopage où une corrélation troublante s’opère dans ses constructions picturales. Le gant représenté, servant à examiner les patients, se confond avec celui que porte le peintre au moment même où il le peint. Les autocollants semblent en suspension entre la main gantée et la surface peinte, comme sous l’effet d’un prestidigitateur. Ils évoquent aussi une imagerie doucereuse utilisée par les fondations pour les enfants malades afin de rendre moins difficile l’association entre la jeunesse, la maladie et la mort possible. Séjours, c’est également une interprétation actualisée du genre des vanités. Dans les tableaux représentant des plateaux de fruits, les sujets sont détachés, objectivés, peints séparément, section après section. Les contours sont nets, tranchants. Si évidemment l’artiste n’a pas la prétention de se comparer à un chirurgien, il y a quelque chose dans cette description sémantique du travail qui relève de la découpe. Et si le style et la technique peuvent être vus comme des outils conceptuels, l’usage du grotesque chez Alexis Lavoie se révèle avant tout comme un véhicule d’affects et de vulnérabilité.
Isabelle Guimond